LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 2 octobre 2018 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 2458 du 26 septembre 2018), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour les sociétés Viagogo Entertainment et Viagogo AG par Mes Emmanuel Gouge et Diane Mullenex, avocats au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2018-754 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 313-6-2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi n° 2012-348 du 12 mars 2012 tendant à faciliter l'organisation des manifestations sportives et culturelles.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code pénal ;
- la loi n° 2012-348 du 12 mars 2012 tendant à faciliter l'organisation des manifestations sportives et culturelles ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations en intervention présentées pour la société Ticketbis par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 23 octobre 2018 ;
- les observations en intervention présentées pour le syndicat Première Ligue, par Mes Romain Soiron, Fabrice Hercot, avocats au barreau de Paris, et Me Alice Meier-Bourdeau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 23 octobre 2018 ;
- les observations en intervention présentées pour la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique par la SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 23 octobre 2018 ;
- les observations en intervention présentées pour le syndicat national du spectacle musical et de variété Prodiss par la SCP Potier de la Varde-Buk Lament-Robillot, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et Me Étienne Papin, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 23 octobre 2018 ;
- les observations présentées pour les sociétés requérantes par la SCP Garreau, Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 24 octobre 2018 ;
- les observations présentées pour l'association Union des associations européennes de football, la société Euro 2016 et M. Martin K., parties en défense, par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 24 octobre 2018 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 24 octobre 2018 ;
- les observations en intervention présentées pour les associations Fédération française de football et Ligue de football professionnel par la SCP Foussard-Froger, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 24 octobre 2018 ;
- les observations en intervention présentées pour les associations Fédération internationale de football association, Fédération française de Rugby, Association nationale des ligues de sport professionnel et Ligue nationale Rugby, ainsi que pour le groupement d'intérêt public France 2023 par Mes Jean-François Villotte et Rhadamès Killy, avocats au barreau de Paris, enregistrées le 24 octobre 2018 ;
- les observations en intervention présentées pour l'association Paris 2024 - Comité d'organisation des jeux olympiques et paralympiques, par la SCP Jérôme Rousseau et Guillaume Tapie, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 24 octobre 2018 ;
- les secondes observations présentées pour les sociétés requérantes par la SCP Garreau, Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
- les secondes observations présentées pour les parties en défense par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
- les secondes observations présentées pour les associations Fédération française de football et Ligue de football professionnel par la SCP Foussard-Froger, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
- les secondes observations présentées pour le syndicat Première Ligue par Mes Soiron, Hercot et Meier-Bourdeau, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
- les secondes observations en intervention présentées pour la société Ticketbis par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
- les secondes observations en intervention présentées pour l'association Paris 2024 - Comité d'organisation des jeux olympiques et paralympiques par la SCP Jérôme Rousseau et Guillaume Tapie, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
- les secondes observations en intervention présentées pour le syndicat national du spectacle musical et de variété Prodiss par la SCP Potier de la Varde-Buk Lament-Robillot et Me Papin, enregistrées le 16 novembre 2018 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Denis Garreau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour les sociétés requérantes, Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour les parties en défense, Me Louis Boré, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la société Ticketbis, Me Papin, pour le syndicat national du spectacle musical et de variété Prodiss, Me Régis Froger, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour les associations Fédération française de football et Ligue de football professionnel, Me Guillaume Tapie, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour l'association Paris 2024 - Comité d'organisation des jeux olympiques et paralympiques, Me Killy, pour l'association Fédération internationale de football association et autres, parties intervenantes, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 4 décembre 2018 ;
Au vu des pièces suivantes :
- la note en délibéré présentée pour les sociétés requérantes par la SCP Garreau Bauer-Violas Feschotte-Desbois, enregistrée le 5 décembre 2018 ;
- la note en délibéré présentée pour le syndicat national du spectacle musical et de variété Prodiss, partie intervenante, par Me Papin, enregistrée le 6 décembre 2018 ;
- la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 10 décembre 2018 ;
- la note en délibéré présentée pour les parties en défense par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrée le 11 décembre 2018 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L'article 313-6-2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 12 mars 2012 mentionnée ci-dessus, prévoit :« Le fait de vendre, d'offrir à la vente ou d'exposer en vue de la vente ou de la cession ou de fournir les moyens en vue de la vente ou de la cession des titres d'accès à une manifestation sportive, culturelle ou commerciale ou à un spectacle vivant, de manière habituelle et sans l'autorisation du producteur, de l'organisateur ou du propriétaire des droits d'exploitation de cette manifestation ou de ce spectacle, est puni de 15 000 € d'amende. Cette peine est portée à 30 000 € d'amende en cas de récidive.
« Pour l'application du premier alinéa, est considéré comme titre d'accès tout billet, document, message ou code, quels qu'en soient la forme et le support, attestant de l'obtention auprès du producteur, de l'organisateur ou du propriétaire des droits d'exploitation du droit d'assister à la manifestation ou au spectacle ».
2. Les sociétés requérantes, rejointes par l'un des intervenants, reprochent à ces dispositions de méconnaître le principe de légalité des délits et des peines en raison de l'imprécision de la notion de vente « de manière habituelle ». Selon elles, ces dispositions violeraient également le principe de nécessité des délits et des peines dès lors qu'aucun des objectifs poursuivis par le législateur ne justifierait l'interdiction de la revente des titres d'accès à une manifestation sportive, culturelle ou commerciale ou à un spectacle vivant. Elles font valoir, à cet égard, que d'autres dispositions législatives en vigueur permettraient d'éviter les troubles à l'ordre public lors des manifestations sportives ainsi que la revente frauduleuse ou spéculative de tels titres. Pour les mêmes motifs, elles dénoncent une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. Enfin, le droit de propriété serait également méconnu dès lors que ces dispositions auraient pour effet d'interdire à une personne ayant acheté un titre d'accès de le revendre. L'un des intervenants conclut également, pour ce même motif, à l'existence d'une atteinte inconstitutionnelle à la liberté contractuelle.
- Sur les griefs tirés de la méconnaissance des principes de nécessité et de légalité des délits et des peines :
3. L'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dispose : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». L'article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. Si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur, il incombe au Conseil constitutionnel de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue.
4. Aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant ... la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ». Le législateur tient de l'article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits et des peines qui résulte de l'article 8 de la Déclaration de 1789, l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire.
5. En premier lieu, en instituant les dispositions contestées, le législateur a, d'une part, entendu prévenir les troubles à l'ordre public dans certaines manifestations, notamment sportives. En effet, la mise en œuvre de certaines mesures de sécurité, comme les interdictions administratives ou judiciaires d'accès à ces manifestations ou le contrôle du placement des spectateurs, qui reposent sur l'identification des personnes achetant ces titres, peut être entravée par la revente des titres d'accès.
6. D'autre part, le législateur a également souhaité garantir l'accès du plus grand nombre aux manifestations sportives, culturelles, commerciales et aux spectacles vivants. En effet, l'incrimination en cause doit permettre de lutter contre l'organisation d'une augmentation artificielle des prix des titres d'accès à ces manifestations et spectacles.
7. En deuxième lieu, la vente de titres d'accès et la facilitation de la vente ou de la cession de tels titres, ne sont prohibées que si elles s'effectuent sans l'autorisation du producteur, de l'organisateur ou du propriétaire des droits d'exploitation de la manifestation ou du spectacle.
8. En dernier lieu, il résulte des travaux parlementaires qu'en ne visant que les faits commis « de manière habituelle », le législateur n'a pas inclus dans le champ de la répression les personnes ayant, même à plusieurs reprises, mais de manière occasionnelle, vendu, cédé, exposé ou fourni les moyens en vue de la vente ou de la cession des titres d'accès à une manifestation ou à un spectacle.
9. Il résulte de ce qui précède que l'infraction ainsi définie ne méconnaît ni le principe de nécessité des délits et des peines, ni celui de légalité des délits et des peines.
- Sur les autres griefs :
10. Il est loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration de 1789, ainsi qu'à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de son article 4, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.
11. Compte tenu, d'une part, des objectifs de valeur constitutionnelle et d'intérêt général énoncés aux paragraphes 5 et 6 et, d'autre part, de ce que le législateur a réprimé la seule revente de titres d'accès, sa facilitation et celle de la cession de tels titres, uniquement lorsqu'elles sont réalisées à titre habituel et sans l'accord préalable des organisateurs, producteurs ou propriétaires des droits d'exploitation, le législateur n'a méconnu ni la liberté d'entreprendre ni la liberté contractuelle ni le droit de propriété.
12. L'article 313-6-2 du code pénal, qui ne méconnaît aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - L'article 313-6-2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi n° 2012-348 du 12 mars 2012 tendant à faciliter l'organisation des manifestations sportives et culturelles, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 13 décembre 2018, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.
Rendu public le 14 décembre 2018.